IVG dans la Constitution : la honte de la France

A positions extrêmes, il est devenu nécessaire d’apporter des réponses radicales. Nous ne pouvons plus taire la vérité, quand bien même (et surtout si c’est le cas) cela devrait nous coûter notre liberté, voire notre intégrité morale et physique. L’IVG est un meurtre et « un drame » (Simone Veil). Elle l’a toujours été, et le sera toujours.

L’IVG est d’abord le meurtre d’une personne à venir, l’enfant qui commence à se former tout juste dans le sein de sa mère. Mais l’IVG est aussi le meurtre du corps de la femme (et même celui du corps de l’homme qui l’a fécondée), car l’IVG fait entrer la destruction et la mort, l’arrêt d’un processus de vie, dans ce corps, faisant du ventre de la femme « un cimetière ». Notons-le : je cite ici les mots d’une amie, perdue de vue depuis des années, que son avortement avait détruite et tourmentée pendant des mois.

Honte à nous d’avoir fait entrer un acte pareil dans notre Constitution. Honte à ceux qui savent l’horreur qu’est l’IVG et qui militent tout de même pour son existence. Honte à ceux qui pèchent par ignorance. Honte à nous tous, car nous sommes tous responsables de cette attaque symbolique, de cette invasion, dans notre corps civique, d’un crime de masse. Si Dieu existe, un jour, nous devrons en répondre, n’en doutons pas. Humainement parlant, ce sont les générations futures qui vomiront notre héritage, celui d’une civilisation qui a fini par industrialiser et porter au pinacle le meurtre de ses enfants, tout en imposant une telle violence au corps de ses femmes, profitant de l’ignorance de la majorité d’entre elles.

Vacances de Noël : un métier de corps

Je n’ai pas écrit depuis la Toussaint, moins par fatigue que par difficulté pour choisir ce sur quoi j’avais envie d’écrire ; à cause d’une forme de complexe d’infériorité aussi : qu’aurait donc bien d’intéressant ou de fascinant à raconter une ex-candidate ratée à l’agrégation mutée à l’autre bout de la France, dans une ville dont même certains habitants de la région PACA ignorent où elle se situe ? Ces réflexions plus ou moins moroses m’ont empêchée d’écrire plus que la fatigue, pourtant bien réelle, de la période qui se termine, période de passage d’un trimestre à l’autre, lors de laquelle on peut se retrouver à passer des journées de 12 à 13h d’affilée au collège pour assister aux conseils de classe ou aux réunions parents-professeurs. 

C’est un paradoxe pour moi que l’entrée dans ce métier, décidément, en tout cas, si ce n’est un paradoxe, un grand écart, un grand étonnement. Moi qui me fantasmais réussissant l’agrégation, restant à Paris, entamant un éventuel projet de recherche, intervenant un jour sur des plateaux télé ou sur Radio France (quitte à pousser la prétention jusqu’au bout, allons-y franchement), me voici très heureuse comme enseignante certifiée en collège, avec des sixièmes et des quatrièmes, à Apt, à 1h de route d’Aix et d’Avignon. A mon avis, c’est d’un des plus beaux métiers du monde que je fais l’expérience ici, avec toutes les difficultés et les doutes que l’exercice d’un métier réel peut soulever. Le métier de prof, c’est notamment un métier de corps, avec tous les significations que cela peut supposer. 

Un métier de corps, c’est d’abord un métier uni par quelque chose de grand et par des circonstances de travail similaires où que l’on soit en France, c’est faire partie du corps professoral tout simplement, ce corps professoral que bien souvent, nos contemporains (en tout cas, certains de mes proches) honnissent pour sa complaisance et, surtout, pour la quantité de ses vacances scolaires. En ce qui me concerne, le corps professoral, c’est d’abord la rencontre d’un grand nombre de personnalités étonnantes, inattendues, résolument diverses, de tous âges et de toute condition. Des personnalités ayant en commun d’aimer ce qu’elles enseignent (amour frisant parfois le ridicule – lors d’un récent conseil de classe, un prof de maths me remit ainsi brutalement à ma place lorsque je parlai de travaux de groupe réussis en histoire-géo, m’expliquant devant tous, les élèves délégués compris, que des travaux de groupe ne fonctionneraient jamais en mathématiques, une matière fondamentale s’il en est, bien plus que l’histoire-géo, évidemment) et, surtout, d’aimer les gosses qui nous sont confiés. 

Un métier de corps, c’est aussi un métier physique, un métier de la corporéité pour employer un grand mot, un métier de l’incarnation, un métier du geste. On ne me l’avait jamais dit comme ça, et j’aurais sûrement été incapable de l’imaginer jusqu’à mon entrée un stage, mais être prof est un métier réellement physique. Nous ne soulevons pas du coke ou de la fonte, certes, nous ne nous levons pas non plus à deux heures du matin comme les boulangers. Notre métier n’en demeure pas moins éminemment physique. 

En classe, d’abord. Quand on est en cours, on utilise sa voix, ses yeux, ses bras, ses jambes. On parle, on se tait, on hausse ou on baisse le ton, on peut même rire ou chercher à faire rire, on écoute, on montre, on démontre, et puis l’on marche, puis l’on s’asseoit, puis l’on se remet debout, parfois on s’appuie au tableau, et puis on recommence. Même en surveillant une évaluation, on mobilise son corps et toute son attention : gare à l’élève qui tenterait de tricher ! 

Le métier est aussi physique en dehors de la classe. On arrive au collège entre 7 et 8h, on porte parfois des cahiers, en tout cas toujours des manuels, on va à la reprographie, on en sort un paquet de photocopies, on attrape parfois un café si on a le temps, on va d’une salle de classe à l’autre, bien souvent. Parfois, on doit déplacer des tables et des chaises, lorsque la salle n’est pas configurée comme on l’aurait voulu (chaque jeudi, je déplace ainsi régulièrement les tables et les chaises de la salle d’anglais que j’utilise, le plus souvent disposée en U, une configuration qui bien souvent ne m’arrange pas). Même lorsqu’on a la possibilité de faire faire cela aux élèves, en quittant sa salle de classe, on veille à effacer le tableau, refermer les fenêtres, passer un coup de balai par respect pour la classe ou pour le collègue suivants. 

Notre corps est aussi évidemment mobilisé par l’effort intellectuel permanent que constitue notre métier. Il nous faut non seulement nous concentrer sur les plus petites choses, les plus prosaïques (ne pas oublier sa clé USB en repartant, remplir le cahier de textes dans Pronote, par exemple) mais aussi mobiliser notre énergie pour les plus grandes choses : la préparation des cours, la réflexion sur nos objectifs d’apprentissage, l’adaptation à chaque dynamique de classe et aux élèves, si différents les uns des autres… Un bon prof étant, avant toute chose, un prof qui est continuellement en train de réfléchir aux causes d’un dysfonctionnement observé en classe et à ce qu’il pourrait mieux faire à l’avenir, tant pédagogiquement, didactiquement que scientifiquement.   

… Il n’est pas étonnant, finalement, que je peine à trouver de l’énergie et à me rassembler pour écrire. Une seule chose est à retenir à ce stade, me semble-t-il : moi qui passais auparavant le plus clair de mon temps derrière un ordinateur à rédiger des recommandations de stratégie digitale, je n’ai jamais été aussi heureuse qu’en exerçant ce nouveau métier, si intellectuel et si physique,  un métier qui plus est si loin de tout, « à la périphérie » comme diraient les géographes (ou le pape François), périphérie j’éprouve la joie de contribuer, à mon niveau, à un service essentiel, central, fondamental, un service d’utilité publique.   

Vacances de la Toussaint : les limites

Quinze jours avant les vacances, après avoir, comme je pouvais, clos mes premiers chapitres, de géo en 4e et d’histoire en 6e, j’entamai deux chapitres « d’EMC » (ou « Enseignement Moral et Civique ») : le premier, sur la citoyenneté avec les 6e ; le second, sur la liberté avec les 4e. Je choisis d’intituler ce chapitre « Liberté, Egalité, Fraternité ». J’étais loin de me douter que l’actualité allait dramatiquement coïncider avec mon programme. 

Le week-end des 7 et 8 octobre, le Hamas attaquait Israël. Le jeudi, mes quatrièmes, après que certains eurent lancé des « Vive la Palestine ! » en classe, me réclamèrent un cours sur le sujet du conflit israëlo-palestinien. Deux jours plus tôt, alors que nous avions commencé à travailler sur la liberté, certaines élèves avaient partagé par écrit, anonymement, leur souhait ardent de pouvoir porter le voile. Le vendredi 13 octobre, un enseignant de français était abattu à coups de couteaux à Arras par un homme se revendiquant de la mouvance islamiste. Cet homme était, selon les informations qui nous furent données, à la recherche « d’un professeur d’histoire ». 

Les choses ne s’arrêtèrent pas là. Le lundi 16 octobre, après la banalisation des premiers cours de la semaine décrétée par le ministère, alors que je venais de finir de terminer le cours des 6e 8, ma tutrice vint me chercher dans ma salle de classe : « Viens vite, il y a un problème, me dit-elle. Nous devons tous partir. » La cité scolaire dut être entièrement évacuée par ordre de la préfecture. En gardant notre calme et notre sourire avec ma tutrice, nous nous portâmes à l’entrée de l’établissement, attendant que sortent les derniers élèves, répondant comme nous le pouvions à leurs interrogations, sans savoir nous-mêmes ce qui nous menaçait, alors que les camions de police s’accumulaient sur le parking, se préparant à fouiller la cité scolaire dans son intégralité. On nous demanda de nous regrouper dans l’enceinte du jardin public de la ville, à quelques centaines de mètres de là, et d’y rester en charge des élèves jusqu’à de nouvelles instructions. 

Bien que l’adrénaline m’aidât à garder le sourire, je ne pouvais m’empêcher d’imaginer le pire, qu’une bombe éclate dans le jardin public où l’on nous avait attirés par exemple. On apprit que les cours de l’après-midi étaient annulés et, assez rapidement heureusement, les enfants furent autorisés à partir sous réserve qu’un parent vienne les chercher. Tout le personnel de l’établissement, quant à lui, fut exhorté à rester sur place jusqu’à ce que le dernier élève soit rentré chez lui. Nous dûmes attendre jusqu’à 16h (pour certains, plus tard encore) que le parking devant l’établissement soit jugé sécurisé par la police et donc rouvert aux enseignants souhaitant rentrer chez eux. 

Les semaines d’avant les vacances furent donc éprouvantes à plus d’un titre, et me mirent face à plusieurs limites. D’abord, les limites de ma capacité à travailler au gré d’un rythme fréquemment interrompu par des facteurs dépassant ma volonté, celle d’établissement voire celle de l’institution elle-même. Les limites sont aussi, osons le dire, celles de mon courage. Vais-je oser continuer d’enseigner, et d’enseigner ma matière, dans une société si fracturée, si prompte aux emportements et à la haine, dans une démocratie française qui me paraît parfois à bout de souffle ? Vais-je enfin, plus prosaïquement, trouver en moi suffisamment de force, physique et morale, pour faire progresser les connaissances de mes élèves et pour les aider, un tant soit peu, à devenir « des gens bien », tirés qu’ils sont, pour certains d’entre eux, de circonstances sociales et familiales dramatiques ? 

Pratiquer ce métier aujourd’hui exige, me semble-t-il, d’embrasser toutes ces incertitudes, de les prendre pour ce qu’elles sont, en acceptant que l’on ne maîtrise pas tout – voire que l’on ne maîtrise rien du tout. Il ne s’agit pas, pour reprendre l’image du funambule, de se laisser tomber dans le vide, mais d’accepter que l’on est près du vide. Malgré le vide et sa profondeur parfois vertigineuse, le le fil sur lequel je tiens est encore bien là, il peut me sauver comme sauver les enfants qui me sont confiés. Ce fil, c’est celui de la relation que je crée chaque jour avec les personnes formidables que mes élèves sont appelés à devenir. 

Fin septembre – petite géopolitique de la salle de classe

La semaine dernière, j’ai commencé à me faire « balader » par mes différentes classes, comme on dit dans le métier. La semaine précédente s’était terminée par ce qui m’est rapidement apparu comme essentiel pour pour créer un cadre de travail serein : la définition d’un plan de classe, que j’avais mûrement réfléchi pour chacun de mes élèves au préalable. Pour parer au plus urgent et malgré mes rêves d’innovation pédagogique (salles dites « en îlot » ou « en U »), je décidai de plans de classe « traditionnels » dits « en autobus » (rangées de tables disposées par deux, laissant entre chaque rangée une allée permettant le passage du professeur). 

Le mercredi suivant, mes élèves de quatrième, que j’avais péniblement réussi à faire s’asseoir aux places que je leur avais attribuées, se mirent à discuter mon plan de classe lorsque je voulus leur faire effectuer une activité en binôme. Avant même l’heure de cours, deux élèves manifestement inséparables étaient venues me voir pour obtenir d’être assises l’une à côté de l’autre, prétextant (ce que je voulus bien croire étant donné l’hétérogénéité du niveau et de la capacité d’attention des uns et des autres) que l’une avait besoin de l’autre pour la soutenir dans le suivi des cours. Au moment du lancement de l’activité, chaque binôme se mit à pester l’un contre l’autre, refusant catégoriquement de travailler avec son voisin ou sa voisine, me réclamant d’aller s’asseoir ailleurs dans la classe pour pouvoir travailler avec ceux ou celles avec qui l’entente est meilleure. Confrontée à de telles résistances, je fis le choix, par pragmatisme et dans l’impératif de les mettre rapidement au travail, de les laisser s’installer les uns avec les autres. Les choses parurent d’abord bien se dérouler, mais très vite, l’ambiance devint confuse et bruyante, à tel point que le cours se termina sans que je fusse parvenue à les faire restituer leur travail aux autres membres de la classe, et par l’attitude insubordinée et irrespectueuse de deux de mes élèves. 

Après de tels incidents, le lendemain, je décidai d’accueillir mes élèves dans une classe aux bureaux disposés individuellement, à la manière d’une salle d’examen. Je les fis s’installer conformément au plan de classe initialement défini, et leur fis faire la fin de l’activité individuellement, sur une feuille que je ramassai dix minutes plus tard. Cette initiative me permit de rétablir immédiatement mon autorité dans la classe, d’affirmer la dimension magistrale, ou carrément autoritaire, de ma posture en tant qu’enseignante, tout en incitant les élèves à travailler correctement. 

Cet épisode m’a fait comprendre à quel point la salle de classe est un objet non seulement géographique mais plus encore géopolitique, où des acteurs se disputent un espace donné, où se joue un rapport de force pour la maîtrise d’un territoire. J’ai compris en quoi des auteurs comme Pascal Clerc en 2020, et bien avant lui Michel Foucault dans Surveiller et punir en 1975, analysent respectivement la salle de classe et la prison comme le fruit de rapports de force entre des pouvoirs, à des fins de contrôle et de surveillance d’un acteur par l’autre. De fait, du jour au lendemain, en rétablissant mon plan de classe et en marquant l’espace par la disposition individuelle des bureaux, j’ai marqué mon territoire, en affirmant mon autorité et mon pouvoir au sein de la classe. 

J’aime néanmoins penser que la géographie de la salle de classe n’est pas seulement le théâtre d’opérations militaires ou, plus simplement, le seul lieu d’un contrôle et d’une lutte entre des pouvoirs concurrents. Ainsi mes plans de classe ne sont-ils pas seulement le fruit d’une volonté de surveillance et de punition (pour paraphraser Foucault), mais avant tout le résultat de la connaissance et de la relation que j’ai commencé à élaborer pour chacun de mes élèves. Le premier rang de mes classes est ainsi occupé par autant de bons élèves que d’élèves en difficulté voire agités et dissipés. Inversement, le dernier rang de la classe est occupé par autant d’élèves disciplinés que d’élèves difficiles. 

Ce qui compte, en définitive, c’est l’épanouissement de chacun d’entre eux que j’espère permettre en leur attribuant telle ou telle place dans la classe : ne pas se sentir surveillé et puni par une place au premier rang, à l’inverse, ne pas se sentir exclu et puni par une place au dernier rang, se trouver entouré d’autres élèves susceptibles de vous soutenir tant humainement qu’intellectuellement au fil des mois à venir. 

Maîtriser la géographie de sa salle de classe me paraît donc essentiel, non en tant que l’expression d’un rapport de force entre dominants et dominés mais plutôt comme l’épanouissement d’une relation de confiance entre enseignant et enseignés.  

Mi-septembre : élève de mes propres élèves

Ce matin, après deux heures de cours, me voici remontant péniblement dans ma voiture pour reprendre la route d’Apt à Aix. Apt à Aix, Aix à Apt, ce sont 55 min de route aller, 55 min de route retour, trois fois par semaine, les lundis, mercredis et jeudis. Le rythme et la fatigue commencent à se faire sentir. Ce matin, en quittant la maison, j’ai bien failli oublier les cahiers de la 6e 9, ramassés lundi et corrigés hier. 

Ces cahiers font office, pour moi, de toute premières copies à corriger – bien qu’il ne s’agisse pas encore, dans ce cas de figure, d’une évaluation à proprement parler, seulement d’un bilan de mi-parcours me permettant de m’assurer que mes soixante élèves de sixième ne sont pas trop perdus, presque trois semaines après leur entrée au collège. Je me suis surprise à appréhender la lecture de ces cahiers, à l’appréhender peut-être autant que mes élèves ont appréhendé eux-mêmes la correction que j’allais leur en donner. 

De fait, corriger des cahiers, des feuilles, des travaux, des copies…, c’est avant tout se confronter à sa propre performance en tant qu’enseignant : au-delà de leur attitude en classe, mes élèves comprennent-ils seulement ce que je leur dis ? Le cahier de certains élèves pourtant très sages et réactifs en classe peut parfois révéler des difficultés réelles que l’on n’aurait pas soupçonnées. Ont-ils commencé à intégrer toutes ces connaissances que je suis supposée leur transmettre ? dans le cas des sixièmes, ces classes si difficiles à prendre en main car si jeunes encore, tout juste tirées de l’enseignement primaire, parviennent-ils seulement à tenir leur cahier proprement, à souligner les titres des chapitres, à coller ensemble le corpus documentaire et les exercices que nous avons faits en classe depuis le début de l’année ? Je n’oublie pas que, comme le dit ma tutrice, « lorsqu’un élève échoue, c’est nous, enseignants, qui échouons. » 

Une fois ouverts, ces cahiers ont confirmé certaines des intuitions que nous avions toutes les deux : si quelques bons élèves ont tout de suite compris la mécanique de mon cours, un grand nombre d’entre eux peinent à en suivre le rythme, voire ne le suivent déjà plus du tout. Je vais devoir adapter nettement la structure de mes cours, tout en allant moins vite, en prenant plus de temps pour aller au bout des choses, qu’il s’agisse des exercices et des projets en classe ou simplement de la façon de recopier, dans son cahier, une définition écrite au tableau. 

Moi qui sortais de deux années enthousiasmantes de préparation des concours, bardée de ma réussite au capes l’an dernier et d’une bi-admissibilité à l’agrégation cette année, me voici si petite, si ignorante. Si je me trouve désormais en situation de leur enseigner tout ce que je sais, mes élèves, sans en avoir conscience, me donnent eux-mêmes tant à apprendre. Ce ne sont pas seulement mes méthodes qui doivent évoluer, c’est aussi la personne que je suis, cette nouvelle enseignante que je deviens chaque jour un peu plus en travaillant ici, qui doit se laisser façonner. Etrange découverte que celle de me voir élève de mes propres élèves. Je me réjouis, quoi qu’il en soit, de cette expérience, qui me permet de gagner chaque jour un petit peu plus en rigueur, en patience… et en humilité. 

Début septembre – le funambule

Voici que s’ouvre la deuxième semaine de cours, sans même que j’aie eu (ou pris ?) le temps de voir passer la fin de la première semaine. Dans l’ensemble, mon sentiment est celui du funambule. Me voici oscillant en permanence sur un fil, ou sur une ligne de crête. Pour pouvoir continuer, il s’agirait de ne pas avoir peur du vide et de ne pas accorder trop d’importance au vide, sans quoi, gare à la chute ! 

De fait, devenir enseignant, c’est osciller en permanence entre des sentiments et des injonctions contradictoires, du moins en apparence. Il faut osciller entre la joie de la rencontre avec les élèves et la nécessité de garder une juste distance avec eux ; osciller entre l’intérêt de découvrir un nouveau métier et de nouveaux collègues, et le stress qu’implique l’entrée dans une institution complexe s’il en est ; osciller entre la réalité, la malléabilité et l’urgence du terrain, et les attentes idéales que l’on nourrit pour soi, pour les élèves, ou que nos formateurs peuvent nourrir à notre égard. 

Plus qu’une simple oscillation sur un fil, l’équilibre, je le sens, va peut-être avant tout consister en ma capacité à m’adapter en permanence, en accueillant l’inattendu en classe tous les jours, tout en offrant – et c’est là que se situe le danger de l’injonction paradoxale – un cadre et des règles aux enfants qui me sont confiés. A cet égard, je me réjouis de mon expérience professionnelle passée, par laquelle j’ai appris, heureusement, qu’un idéal est fait pour n’être jamais atteint et qu’on ne pratique jamais mieux son métier que lorsque l’on reste détendu et que l’on relativise. 

La beauté du métier d’enseignant telle que je la perçois cette semaine tient peut-être avant tout à ce paradoxe : alors que notre devoir est celui de cadrer, la réalité exige avant tout que nous sachions accueillir l’imprévu. L’imprévu de l’élève qui arrive en retard, l’imprévu de l’administration, l’imprévu de la réponse que l’on n’attendait pas lors d’une question en cours, ou, au contraire, celui d’une réponse que l’on attendait et qui, à notre grande surprise, ne vient pas. Dans les semaines qui viennent, mon travail ne va peut-être consister qu’en ces deux choses essentielles : continuer d’imaginer et de poser le cadre, tout en restant vigilante à rester disponible pour tout inattendu. 

Contrairement à mon travail précédent, lors duquel je passais l’essentiel de mon temps derrière un ordinateur, c’est en effet à de la matière humaine que j’ai désormais affaire : celle de mes élèves, celle des parents, celle de l’équipe pédagogique, et ma propre humanité, bien entendu. Je choisis de me répéter qu’il est ô combien rassurant que cette matière humaine demeure si imprévisible, même dans un environnement éducatif et, plus largement, dans un monde où nous courons toujours le risque de vouloir tout prévoir et tout anticiper.  

35 ans d’A Bras Ouverts : un anniversaire avec un goût de Ciel

Le weekend-dernier, j’ai eu la joie de participer aux trente-cinq ans de l’association A Bras Ouverts avec Nola, adolescente autiste, et quelque huit cents autres jeunes et accompagnateurs venus de toute la France. Pendant trois jours, nous avons été réunis autour du thème du cirque dans un château près de Rouen, jouissant d’un temps et d’une ambiance magnifiques.

Ce furent trois jours de festivité complète pendant lesquels j’ai eu l’impression, comme cela m’était déjà arrivé avec ABO, de goûter d’un peu du Ciel qui nous attend tous un jour comme je le crois. Cet avant-goût, c’est Nola et les jeunes qui nous l’ont donné et j’ai pu voir à quel point, comme le disait si justement un ami par qui j’ai découvert A Bras Ouverts il y a quelques années, nous, accompagnateurs, sommes confiés aux jeunes autant que ceux-ci nous sont confiés.

Nola ne m’a pas tant été confiée que je lui ai été confiée. C’est elle qui a veillé sur moi pendant ces trois jours, qui m’a donné envie de vivre pleinement la joie qu’il nous était donné de vivre. C’est parce que Nola a exigé une vigilance constante que j’ai paradoxalement dû cesser de m’inquiéter en permanence. C’est parce qu’elle se précipitait sur la nourriture que j’ai dû exercer douceur, patience et parfois une humilité que je n’ai pas naturellement quand elle a saisi, sans que je parvienne à l’en empêcher, un bol de Miel-Pops pour le faire tomber avec fracas et en ficher partout dans la cantine sous les rires et les applaudissements de tous (j’ai moi-même ri, bien qu’un peu jaune, il faut l’avouer). C’est surtout parce que Nola aime autant la musique que j’ai eu la chance de pouvoir danser et me réjouir avec elle. Quand Nola entend la musique, son visage s’éclaire d’une façon particulière et elle lève les yeux au ciel comme si elle voyait les anges. C’est un spectacle que je souhaite au plus grand nombre de pouvoir contempler un jour, autant que le spectacle de ces personnes valides qui, au contact de ces jeunes si particuliers et si handicapés, s’adoucissent, prennent sur elles, sont évangélisées en somme, avec toute la difficulté et la fatigue que cela suggère, avec toute la joie et l’élévation vers le Ciel que cela implique.

Merci A Bras Ouverts pour ces trente-cinq ans de joie et d’évangélisation par les jeunes. Que le Seigneur garde chacun de l’association, jeunes, responsables, cadres dirigeants, et accompagnateurs et qu’Il donne au monde la compréhension du salut qui nous vient par les pauvres.