Je n’ai pas écrit depuis la Toussaint, moins par fatigue que par difficulté pour choisir ce sur quoi j’avais envie d’écrire ; à cause d’une forme de complexe d’infériorité aussi : qu’aurait donc bien d’intéressant ou de fascinant à raconter une ex-candidate ratée à l’agrégation mutée à l’autre bout de la France, dans une ville dont même certains habitants de la région PACA ignorent où elle se situe ? Ces réflexions plus ou moins moroses m’ont empêchée d’écrire plus que la fatigue, pourtant bien réelle, de la période qui se termine, période de passage d’un trimestre à l’autre, lors de laquelle on peut se retrouver à passer des journées de 12 à 13h d’affilée au collège pour assister aux conseils de classe ou aux réunions parents-professeurs.
C’est un paradoxe pour moi que l’entrée dans ce métier, décidément, en tout cas, si ce n’est un paradoxe, un grand écart, un grand étonnement. Moi qui me fantasmais réussissant l’agrégation, restant à Paris, entamant un éventuel projet de recherche, intervenant un jour sur des plateaux télé ou sur Radio France (quitte à pousser la prétention jusqu’au bout, allons-y franchement), me voici très heureuse comme enseignante certifiée en collège, avec des sixièmes et des quatrièmes, à Apt, à 1h de route d’Aix et d’Avignon. A mon avis, c’est d’un des plus beaux métiers du monde que je fais l’expérience ici, avec toutes les difficultés et les doutes que l’exercice d’un métier réel peut soulever. Le métier de prof, c’est notamment un métier de corps, avec tous les significations que cela peut supposer.
Un métier de corps, c’est d’abord un métier uni par quelque chose de grand et par des circonstances de travail similaires où que l’on soit en France, c’est faire partie du corps professoral tout simplement, ce corps professoral que bien souvent, nos contemporains (en tout cas, certains de mes proches) honnissent pour sa complaisance et, surtout, pour la quantité de ses vacances scolaires. En ce qui me concerne, le corps professoral, c’est d’abord la rencontre d’un grand nombre de personnalités étonnantes, inattendues, résolument diverses, de tous âges et de toute condition. Des personnalités ayant en commun d’aimer ce qu’elles enseignent (amour frisant parfois le ridicule – lors d’un récent conseil de classe, un prof de maths me remit ainsi brutalement à ma place lorsque je parlai de travaux de groupe réussis en histoire-géo, m’expliquant devant tous, les élèves délégués compris, que des travaux de groupe ne fonctionneraient jamais en mathématiques, une matière fondamentale s’il en est, bien plus que l’histoire-géo, évidemment) et, surtout, d’aimer les gosses qui nous sont confiés.
Un métier de corps, c’est aussi un métier physique, un métier de la corporéité pour employer un grand mot, un métier de l’incarnation, un métier du geste. On ne me l’avait jamais dit comme ça, et j’aurais sûrement été incapable de l’imaginer jusqu’à mon entrée un stage, mais être prof est un métier réellement physique. Nous ne soulevons pas du coke ou de la fonte, certes, nous ne nous levons pas non plus à deux heures du matin comme les boulangers. Notre métier n’en demeure pas moins éminemment physique.
En classe, d’abord. Quand on est en cours, on utilise sa voix, ses yeux, ses bras, ses jambes. On parle, on se tait, on hausse ou on baisse le ton, on peut même rire ou chercher à faire rire, on écoute, on montre, on démontre, et puis l’on marche, puis l’on s’asseoit, puis l’on se remet debout, parfois on s’appuie au tableau, et puis on recommence. Même en surveillant une évaluation, on mobilise son corps et toute son attention : gare à l’élève qui tenterait de tricher !
Le métier est aussi physique en dehors de la classe. On arrive au collège entre 7 et 8h, on porte parfois des cahiers, en tout cas toujours des manuels, on va à la reprographie, on en sort un paquet de photocopies, on attrape parfois un café si on a le temps, on va d’une salle de classe à l’autre, bien souvent. Parfois, on doit déplacer des tables et des chaises, lorsque la salle n’est pas configurée comme on l’aurait voulu (chaque jeudi, je déplace ainsi régulièrement les tables et les chaises de la salle d’anglais que j’utilise, le plus souvent disposée en U, une configuration qui bien souvent ne m’arrange pas). Même lorsqu’on a la possibilité de faire faire cela aux élèves, en quittant sa salle de classe, on veille à effacer le tableau, refermer les fenêtres, passer un coup de balai par respect pour la classe ou pour le collègue suivants.
Notre corps est aussi évidemment mobilisé par l’effort intellectuel permanent que constitue notre métier. Il nous faut non seulement nous concentrer sur les plus petites choses, les plus prosaïques (ne pas oublier sa clé USB en repartant, remplir le cahier de textes dans Pronote, par exemple) mais aussi mobiliser notre énergie pour les plus grandes choses : la préparation des cours, la réflexion sur nos objectifs d’apprentissage, l’adaptation à chaque dynamique de classe et aux élèves, si différents les uns des autres… Un bon prof étant, avant toute chose, un prof qui est continuellement en train de réfléchir aux causes d’un dysfonctionnement observé en classe et à ce qu’il pourrait mieux faire à l’avenir, tant pédagogiquement, didactiquement que scientifiquement.
… Il n’est pas étonnant, finalement, que je peine à trouver de l’énergie et à me rassembler pour écrire. Une seule chose est à retenir à ce stade, me semble-t-il : moi qui passais auparavant le plus clair de mon temps derrière un ordinateur à rédiger des recommandations de stratégie digitale, je n’ai jamais été aussi heureuse qu’en exerçant ce nouveau métier, si intellectuel et si physique, un métier qui plus est si loin de tout, « à la périphérie » comme diraient les géographes (ou le pape François), périphérie j’éprouve la joie de contribuer, à mon niveau, à un service essentiel, central, fondamental, un service d’utilité publique.