Vacances de la Toussaint : les limites

Quinze jours avant les vacances, après avoir, comme je pouvais, clos mes premiers chapitres, de géo en 4e et d’histoire en 6e, j’entamai deux chapitres « d’EMC » (ou « Enseignement Moral et Civique ») : le premier, sur la citoyenneté avec les 6e ; le second, sur la liberté avec les 4e. Je choisis d’intituler ce chapitre « Liberté, Egalité, Fraternité ». J’étais loin de me douter que l’actualité allait dramatiquement coïncider avec mon programme. 

Le week-end des 7 et 8 octobre, le Hamas attaquait Israël. Le jeudi, mes quatrièmes, après que certains eurent lancé des « Vive la Palestine ! » en classe, me réclamèrent un cours sur le sujet du conflit israëlo-palestinien. Deux jours plus tôt, alors que nous avions commencé à travailler sur la liberté, certaines élèves avaient partagé par écrit, anonymement, leur souhait ardent de pouvoir porter le voile. Le vendredi 13 octobre, un enseignant de français était abattu à coups de couteaux à Arras par un homme se revendiquant de la mouvance islamiste. Cet homme était, selon les informations qui nous furent données, à la recherche « d’un professeur d’histoire ». 

Les choses ne s’arrêtèrent pas là. Le lundi 16 octobre, après la banalisation des premiers cours de la semaine décrétée par le ministère, alors que je venais de finir de terminer le cours des 6e 8, ma tutrice vint me chercher dans ma salle de classe : « Viens vite, il y a un problème, me dit-elle. Nous devons tous partir. » La cité scolaire dut être entièrement évacuée par ordre de la préfecture. En gardant notre calme et notre sourire avec ma tutrice, nous nous portâmes à l’entrée de l’établissement, attendant que sortent les derniers élèves, répondant comme nous le pouvions à leurs interrogations, sans savoir nous-mêmes ce qui nous menaçait, alors que les camions de police s’accumulaient sur le parking, se préparant à fouiller la cité scolaire dans son intégralité. On nous demanda de nous regrouper dans l’enceinte du jardin public de la ville, à quelques centaines de mètres de là, et d’y rester en charge des élèves jusqu’à de nouvelles instructions. 

Bien que l’adrénaline m’aidât à garder le sourire, je ne pouvais m’empêcher d’imaginer le pire, qu’une bombe éclate dans le jardin public où l’on nous avait attirés par exemple. On apprit que les cours de l’après-midi étaient annulés et, assez rapidement heureusement, les enfants furent autorisés à partir sous réserve qu’un parent vienne les chercher. Tout le personnel de l’établissement, quant à lui, fut exhorté à rester sur place jusqu’à ce que le dernier élève soit rentré chez lui. Nous dûmes attendre jusqu’à 16h (pour certains, plus tard encore) que le parking devant l’établissement soit jugé sécurisé par la police et donc rouvert aux enseignants souhaitant rentrer chez eux. 

Les semaines d’avant les vacances furent donc éprouvantes à plus d’un titre, et me mirent face à plusieurs limites. D’abord, les limites de ma capacité à travailler au gré d’un rythme fréquemment interrompu par des facteurs dépassant ma volonté, celle d’établissement voire celle de l’institution elle-même. Les limites sont aussi, osons le dire, celles de mon courage. Vais-je oser continuer d’enseigner, et d’enseigner ma matière, dans une société si fracturée, si prompte aux emportements et à la haine, dans une démocratie française qui me paraît parfois à bout de souffle ? Vais-je enfin, plus prosaïquement, trouver en moi suffisamment de force, physique et morale, pour faire progresser les connaissances de mes élèves et pour les aider, un tant soit peu, à devenir « des gens bien », tirés qu’ils sont, pour certains d’entre eux, de circonstances sociales et familiales dramatiques ? 

Pratiquer ce métier aujourd’hui exige, me semble-t-il, d’embrasser toutes ces incertitudes, de les prendre pour ce qu’elles sont, en acceptant que l’on ne maîtrise pas tout – voire que l’on ne maîtrise rien du tout. Il ne s’agit pas, pour reprendre l’image du funambule, de se laisser tomber dans le vide, mais d’accepter que l’on est près du vide. Malgré le vide et sa profondeur parfois vertigineuse, le le fil sur lequel je tiens est encore bien là, il peut me sauver comme sauver les enfants qui me sont confiés. Ce fil, c’est celui de la relation que je crée chaque jour avec les personnes formidables que mes élèves sont appelés à devenir. 

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